Tu as l’esprit dans le brouillard. Un mélange de fatigue et de distance. Tu réfléchis comme une étrangère, tu agis comme une étrangère. Et pourtant, dans chacun des gestes c’est bien toi que tu reconnais.
Tu déambules, tu sais où tu t’en vas, mais chaque pas est rempli d’incertitude. Tes pieds savent mieux que toi le chemin, tu les laisses faire pendant que tes yeux s’évadent dans le vide. De toute façon tu penses que tu ne sais pas où tu t’en vas, mais dans le fond, tu sais que tu sais. Cet état te libère du fait de penser à chaque geste, à chaque respiration. Tu t’occupes l’esprit dans ce lointain rien.
Puis un instant tu reviens à toi. Le monsieur là, sur le banc, a mis ses plus beaux atours. Il compte soigneusement sa monnaie, comme mille trésors. Ses mains sont sales, ses plus beaux atours ne sont pas vraiment beaux, tu allonges le nez, pour voir s’il n’émane pas d’odeur de lui en plus. Tu replonges aussitôt dans tes pensées. Tes yeux scrutent maintenant le sol, tu repenses au monsieur sur le banc. Tu te dis que c’est ça, sa vie à lui. C’est le choix qu’il a fait. Tu hésites sur la pitié ou sur le fatalisme. Tu ne règles pas la question car juste là, tes yeux ont accroché une paire de souliers en plastique. Ils ne te lèvent pas le coeur. Ta mère en a déjà eu des pareils. Il y a au moins 10 ans. Tu hésites entre le souvenir qui te fait sourire, ou la pitié.
Ton nez est capable de différencier Hugo de Clinique Happy. Ton oeil sait ce que sont des ongles bien faits. Le fait que tu te promènes à la longueur de journée dans un centre commercial te donne le droit, tu le penses, de trouver quelque chose à la mode ou pas. Mais ta pitié aussi de bonne foi soit-elle reste toujours la même. Que du mépris malhabilement déguisé.
Tu as voulu et ça a suffit au reste. Tu as lu l’Alchimiste et le Guerrier Pacifique. Tu as vu neigé, tu as pu étudier et faire des choix. Tu as peut-être voyagé ou juste flâné dans les grands musées. Tu as mis tes mains à la source et l’eau est venue.
Parfois tu te plains d’une fatigue, d’un bobo. Mais entre mille maux, tu as eu les moindres. On t’a dit pour te consoler qu’on ne compare pas les “souffrances” car elles sont toutes différentes. T’es-tu demandé si ce n’était pas simplement ce que les riches se disent entre eux pour pouvoir continuer de se plaindre de leur mauvais sort?
Entre mille maux, tu as eu les moindres. Souviens t’en. Et donne à ces maux la place qui leur revient vraiment dans ton univers: bien peu d’espace.
Tu as pensé dominer un ou l’autre. Tu as pensé être le meilleur. Tu as pensé être le gagnant. Le seul que tu as floué c’était toi. Qu’as-tu accompli en étant gagnant ou meilleur que l’écrasement d’un autre? Ta supériorité entre toi et les autres n’est que la limite, là où commence ton orgueil.
Tu te retournes. Tes pieds savent où ils te mènent. Tu t’asseois sur le banc, tout à côté de l’homme et tu lui souris, tu lui mets ta main sur l’épaule puis tu t’excuses. Sans plus d’explication tu le remercies et tu poursuis ton chemin.
Aucun commentaire:
Publier un commentaire